Interview du Mois : Delilah Rothenberg

Cette semaine, nous avons eu le plaisir de discuter avec Delilah Rothenberg, cofondatrice et directrice exécutive de la Pre-Distribution Initiative. Dans cette interview, elle explique le concept de la prédistribution et aborde comment l’extrême concentration de richesse et des marchés peut engendrer des risques systémiques et financiers, ainsi qu’une instabilité économique. Elle défend l’idée d’inclure les travailleurs et les communautés aux côtés des détenteurs de capital financier, afin de remédier aux déséquilibres de richesse et de pouvoir qui perturbent les marchés, la cohésion sociale et le bien-être.

Le terme « prédistribution » est intrigant, que signifie-t-il exactement ?

La prédistribution est un concept au nom un peu technique, mais passionnant. Elle propose des solutions convaincantes, constructives et équilibrées face aux griefs populistes croissants à l’égard du système économique actuel.

Initialement développée par le chercheur Jacob Hacker en 2011, la prédistribution consiste à corriger les systèmes économiques par lesquels la richesse est créée dès le départ, afin que les individus ne soient pas dépendants de la redistribution après les cycles de production. Elle s’attaque aux causes profondes des inégalités en valorisant mieux les personnes et la nature.
Si nous valorisons davantage les personnes – qu’il s’agisse des travailleurs, des communautés ou des consommateurs – nous avons moins d’incitations à leur transférer le risque. Et pour ceux qui prennent des risques – comme les travailleurs ou les communautés accueillant un projet d’infrastructure – nous les indemnisons plus justement pour leur contribution au cycle de production, tout en respectant leur capacité à négocier le niveau de risque qu’ils sont prêts à assumer en échange d’une certaine compensation.

Ainsi, plutôt que de voir les salaires des travailleurs tirés vers le bas en l’absence de tout pouvoir de négociation, on observe, entre autre, un renforcement de la liberté d’association et de la négociation collective, la nomination d’administrateurs au sein des conseils d’administration par les salariés, la participation des employés au capital aux côtés des dirigeants et des investisseurs, un meilleur accès à des capitaux à des prix équitables pour les petites entreprises et les économies émergentes ainsi qu’une plus grande part de la propriété immobilière détenue par des individus plutôt que par des acteurs institutionnels.

Et si nous valorisons mieux la nature, nous avons moins d’incitations à l’exploiter, et plus d’incitations à rémunérer ceux qui la préservent. Un exemple de structure d’investissement en développement, qui repose sur cette dynamique, est celui des échanges dette contre nature. Dans ce mécanisme, la valeur de la nature est telle que la dette des entités concernées est considérée comme (essentiellement) remboursée, en contrepartie de la préservation de l’environnement.

Ces mesures empêchent l’apparition de grandes disparités dès le départ, réduisant ainsi le besoin d’une redistribution extensive par la suite. La prédistribution ne constitue pas un abandon du capitalisme, mais introduit des mécanismes préventifs pour éviter des déséquilibres majeurs qui mèneraient le capitalisme à sa propre destruction car une concentration extrême de la richesse et du pouvoir économique peut générer des risques systémiques et structurels, ainsi que de l’instabilité financière due aux troubles sociaux, au protectionnisme extrême, aux bulles spéculatives et crises de crédit, ou à la destruction de la nature sur laquelle repose la production.

La prédistribution reconnaît les risques assumés et la valeur créée par les travailleurs, les petites entreprises et les communautés, aux côtés des investisseurs et des dirigeants d’entreprise. Elle favorise la stabilité à long terme en réduisant les tensions politiques et sociales souvent associées à des niveaux élevés d’inégalité. Et elle permet aux institutions – comme les investisseurs, les acteurs politiques, les régulateurs et les dirigeants d’entreprise – de rétablir la confiance avec le grand public dans la co-construction de l’économie post-néolibérale.

Il est clair que les travailleurs et les communautés sont au cœur du concept de prédistribution, pourquoi cela ?

Si vous réfléchissez aux bases de l’économie, les entreprises existent pour produire des biens et des services pour les consommateurs. Si les produits et services sont bien tarifés et de bonne qualité, alors il y a de la demande. Si vous payez bien vos travailleurs et les traitez bien, vous attirerez de la main-d’œuvre qualifiée (en prenant en compte les questions d’élasticité du marché du travail). Cela devrait attirer du capital, si l’entreprise en cherche.

Il devrait y avoir un équilibre entre tous ces intérêts, mais les marchés ont évolué pour valoriser le capital financier plus que les autres éléments d’une transaction. Ainsi, le capital financier joue un rôle central dans la gouvernance des entreprises. Et le capital financier reçoit une plus grande part des retours par rapport aux autres parties prenantes. Le capital financier a également cherché à aligner les intérêts des dirigeants d’entreprise avec les siens, contribuant ainsi à ce que les dirigeants soient rémunérés en actions. Cette structure a entraîné une explosion des salaires des PDG des grandes entreprises américaines, avec une augmentation de plus de 1000 % depuis 1978, contre seulement environ 24 % pour les salaires des travailleurs.

Il faut se demander si cela signifie que le capital financier est désormais en concurrence (avec un avantage injuste) par rapport aux autres éléments du cycle de production, ce qui pourrait déséquilibrer les marchés et les économies.

Ainsi, chez PDI, nous ne priorisons pas un groupe de parties prenantes par rapport à un autre. Nous sommes très préoccupés par le fait que les travailleurs et les communautés n’ont pas eu une représentation adéquate durant les dernières décennies de néolibéralisme, ce qui pourrait contribuer à une mécontentement populiste important, ainsi qu’à des réactions fortes contre la durabilité et les critères ESG. Les travailleurs et les communautés se sentent laissés pour compte, non écoutés et sous-évalués. En fin de compte, nous reconnaissons également que de nombreux travailleurs et membres de la communauté peuvent être actionnaires – par exemple via leurs pensions ou leurs 401k. Il ne s’agit donc pas de privilégier une partie prenante par rapport à une autre, mais d’éviter des déséquilibres massifs dans la richesse et le pouvoir, qui semblent maintenant perturber les marchés, en plus de la cohésion sociale et du bien-être.

 

Quel type de travail le Pre-Distribution Initiative (PDI) effectue-t-il pour intégrer le concept de prédistribution dans les systèmes financiers et les marchés du capital ?

Nous avons trois axes de travail. Le premier se concentre sur la recherche et deux questions clés : 1) Quels sont les mécanismes par lesquels les investisseurs impactent ou influencent les résultats pour les parties prenantes et la nature, et comment pouvons-nous améliorer les impacts positifs et éviter les impacts négatifs ? 2) Comment ces impacts positifs et négatifs s’accumulent-ils à travers les acteurs de l’économie pour devenir des opportunités et des risques systémiques et systématiques pour l’économie, les marchés financiers et les portefeuilles diversifiés des investisseurs ? Cette recherche illustre donc l’argument d’investissement en faveur de la prédistribution (tant pour des investisseurs diversifiés que pour des banques centrales) ainsi que les moyens par lesquels les investisseurs peuvent s’engager dans cette pratique.

Notre deuxième axe de travail se concentre sur le développement d’un environnement favorable ainsi que d’outils permettant aux investisseurs de mieux valoriser les personnes et la nature. Au niveau des entreprises, cela implique des changements dans la comptabilité, et nous sommes ravis d’avoir des partenaires tels que la Capitals Coalition, Social Value International et Rethinking Capital qui font progresser ce travail important. Au niveau des investisseurs, cela concerne le développement d’outils d’analyse financière permettant de mieux intégrer les facteurs systémiques (comme le climat, la nature et les inégalités) dans les décisions d’investissement. Cela implique des ajustements des méthodologies utilisées pour les référentiels financiers et les hypothèses sur les marchés du capital, afin que les équipes d’investissement soient évaluées sur leur performance systémique à long terme, plutôt que sur des critères financiers traditionnels qui ne prennent pas en compte les externalités. Cela inclut également la prise en compte d’alternatives aux taux d’actualisation traditionnels et aux méthodes de valorisation basées sur la valeur temporelle de l’argent, car privilégier un dollar aujourd’hui plutôt qu’un dollar demain comporte des tensions inhérentes avec la durabilité à long terme. Les partenaires principaux dans le cadre du travail au niveau des investisseurs sont la Responsible Asset Allocator Initiative (RAAI), avec laquelle nous soutenons ce projet en collaboration avec deux anciens directeurs d’investissement de fonds souverains, ainsi que le Externality Investment Research Network (EIRN).

Enfin, une fois que l’on valorise les personnes et la nature, comme mentionné précédemment, les conditions d’une transaction évoluent. Cela donne naissance à des structures d’investissement plus régénératives, telles que la propriété des entreprises par les employés, la propriété communautaire des actifs réels, des administrateurs de conseil d’administration représentant les parties prenantes clés, les échanges dette-nature, le financement basé sur les revenus, ainsi que d’autres formes de restructuration de la dette. Dans ce troisième axe de travail, PDI sensibilise les acteurs aux modèles existants, en abordant leurs opportunités, défis, avantages et inconvénients. Ainsi, en plus d’informer les investisseurs sur ces nouvelles opportunités, nous contribuons également au premier axe de travail, où nous analysons ce qui fonctionne ou non sur les marchés, l’allocation du capital, les méthodologies de valorisation et les structures d’investissement, grâce à un cycle itératif de réflexion et d’ajustement constants.

 

Quels sont, selon vous, les risques systémiques les plus importants actuellement ignorés par les investisseurs ? Comment pourraient-ils être mieux pris en compte ?

Réduire les inégalités socio-économiques a été notre priorité lorsque nous avons lancé PDI il y a six ans. Nous avons élargi notre focus aux questions du changement climatique et de la perte de la nature, en raison de l’intérêt des parties prenantes et de la reconnaissance que les causes profondes de ces problèmes sont communes. Cependant, l’inégalité a toujours été au cœur de nos préoccupations, et nous mettons désormais un accent encore plus fort sur cette question en la plaçant comme notre priorité absolue.

Que ce soit à propos du changement climatique, de la perte de la nature, des guerres commerciales, des conflits géopolitiques, de l’automatisation, de l’intelligence artificielle, des défis systémiques en matière de santé ou encore des rendements financiers et de la stabilité (qui ensemble forment la “polycrise” actuelle), toutes ces problématiques trouvent leur origine dans un facteur commun : les êtres humains. Les solutions les plus efficaces et durables seront celles qui seront co-créées. Cependant, cela ne sera possible que si nous réduisons l’inégalité, qui est à l’origine de tensions profondes et de blocages politiques. Lutter contre les inégalités socio-économiques est donc une condition essentielle pour inverser la polycrise.
Nous arrivons à un moment où les inégalités socio-économiques ont engendré une méfiance croissante envers les institutions établies, les centres urbains et les “élites culturelles”. Bien que cette méfiance ne soit pas partagée par tous, il semble que le nombre de personnes concernées soit suffisamment important pour que nous ayons atteint un point de basculement. Le résultat est une volonté généralisée de remettre en question les fondements de la société telle que nous la connaissons, dans l’espoir de voir un changement significatif, car les interventions plus modérées ne sont plus jugées suffisantes.

Considérez ces statistiques frappantes qui illustrent bien les enjeux actuels :

Bien que ces statistiques soient principalement basées sur les attitudes américaines, on observe des tendances similaires à travers le monde, y compris au Royaume-Uni et en Europe, en Amérique latine, dans certaines régions d’Asie et d’Afrique, ainsi qu’en Océanie.

Au cœur de la théorie du changement de PDI se trouve la devise du mouvement pour les droits des personnes handicapées, “rien pour nous sans nous”. Nous croyons que les changements les plus durables et efficaces viendront de solutions co-créées, mais cela n’est pas possible tant qu’il existe des déséquilibres massifs de richesse et de pouvoir dans la société.

 

Si vous aviez une baguette magique et pouviez changer une chose dans le système financier actuel, quelle serait-elle ?

Je risque de me répéter (désolée !), mais il me semble essentiel de souligner que la polycrise qui affecte tout le monde trouve sa racine dans le besoin urgent de rééquilibrer l’économie pour mieux centrer les travailleurs et les communautés. Cela passe par un partage de la richesse et du pouvoir, notamment à travers des modèles de gouvernance et de propriété impliquant plusieurs parties prenantes. Avec l’essor de l’intelligence artificielle et de l’automatisation, nous sommes à un moment décisif, où nous risquons de manquer l’opportunité de repenser une économie qui profite à tous. Actuellement, ces technologies sont programmées, possédées et contrôlées par une poignée d’individus détenant richesse et pouvoir. Il est grand temps d’agir, car avec les avancées rapides de l’IA, nous serons confrontés soit à une concentration des privilèges existants, soit à la possibilité de créer quelque chose de plus équitable et bénéfique pour l’ensemble de la société.

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